Sécurité. Pour accéder au portail de votre bibliothèque, merci de confirmer que vous n'êtes pas un robot en cliquant ici.

 

La France goy de Christophe Donner raconte dans un style clair et efficace l'histoire de la haine antisémite dans la France de la Belle Époque jusqu'à la Première Guerre Mondiale.

Déjà le titre grince. La France avec cet attribut « goy », terme de mépris qu’une communauté utilise pour qualifier ceux qui ne sont pas des leurs. La communauté en question est celle qui a payé le plus cher l’affirmation de son identité dans l’histoire d'un monde européen façonné par le droit romain et le christianisme : la communauté juive. Car comme toute communauté, cette dernière sait fort bien disqualifier l’autre par un vocabulaire péjoratif : le « barbare » du monde gréco-romain, le gadjo de la communauté Rrom et le youpin et bougnoule des « vrais » français.

La France goy, c’est la France non juive en quelque sorte. Seulement, très rapidement à la lecture du livre de Christophe Donner ce titre apparait comme le reflet, comme en miroir, d’un autre titre, celui d’un livre qui est peut-être le véritable protagoniste de celui-ci : La France juive, d’Édouard Drumont, l'inventeur du mot antisémite et qui a su le mettre à la mode ; en ce temps, ce mot n'était pas honteux. C'est Georges Bernanos qui déclara après la seconde guerre mondiale que "Hitler avait déshonoré l'antisémitisme".

Ce roman démonte la mécanique de l’antisémitisme français, et démontre, archives à l’appui, comme la haine fait bon ménage avec ce que nous appelons aujourd’hui les médias. Ce livre aurait pu n’être pas un roman ; sur ses 500 pages, peut être un bon tiers est constitué de longues citations d’archives et d’extraits de presse. Il est construit sur un solide matériau historique constitué par les archives familiales de l’auteur, par des archives publiques et la production journalistique de cette « Belle époque » dont nous savons tous qu’elle ne fut pas vraiment belle ; une époque où la haine couvait pour éclater en 1914 dans la folie meurtrière de la première guerre mondiale.

Dans la France goy, Léon Daudet est le point de rencontre entre deux fils narratifs rondement menés : d’une part l’histoire politique et sociale de la France entre les années 1880 et 1914 ; d’autre part, l’histoire familiale du narrateur qui se fait historien de son arrière-grand-père dont la correspondance est restée dans les archives familiales de l'auteur. L'histoire de Henri Gosset, ancien palefrenier et masseur doué (il est suivi par une réputation de guérisseur ou rebouteux dont son esprit positiviste réfute le terme) commence alors que, encouragé par cet étrange don de soigner, il décide de monter à Paris pour étudier la médecine. Son histoire a survécu dans les archives familiales de l'auteur en raison de l'attachement d'Henri Gosset à son oncle Hippolyte, resté au pays et avec lequel il entrepris une longue correspondance. Gosset n'est pas devenu médecin mais lors de sa première année de médecine, il rencontre le flamboyant Léon Daudet, étudiant comme lui et qui le prend en amitié. À ce croisement "Léon Daudet" nous entrons dans l'univers de Édouard Drumont que Henri Gosset n'a jamais rencontré. Ce second fil narratif nous fait pénétrer le monde interlope de la presse et de la politique où s'écharpent tribuns en mal d'audience, financiers véreux, journalistes rivalisant d'influence et troupeaux de militants musclés. Cette double perspective permet à l’auteur un habile démontage de la mécanique du travail de la haine par la presse imprimée devenue ce qu’on appelle aujourd’hui, un média de masse avec l'apparition des rotatives.

La maison Grasset qui publie ce livre est coutumière de cette pratique qui qualifie de "roman" ce qui semble relever de l'essai ou du document (l’autobiographie scientifique de Cédric Villani par exemple ; Théorème vivant, roman). D’autres collections d’éditeurs assument cette double valeur fictionnelle et documentaire – citons la collection des éditions du Seuil, Fiction et Cie qui publie tous les livres de Patrick Deville dont la matière historique se mêle à une mise en scène de l’écrivain en situation d’enquête (rejoignant l’étymologie grecque du mot histoire). Tout discours, toute parole est un mixte de factuel et de fictif : il y a du roman dans un documentaire ; il y a du documentaire dans le roman. Il ne s’agit pas de relativiser (« chacun voit midi à sa porte », « à chacun sa vérité ») les discours et les thèses mais d'inviter le lecteur a ne jamais prendre ce qu'on lui dit pour parole d'Evangile. Mais le romancier ne facilite pas la tâche : par exemple, la Libre Parole, le journal de Drumont a lancé l'affaire Dreyfus en diffamant celui-ci avec les conséquences que l'on sait, ceci est un fait historique. Estherazy fut l'auteur du bordereau dont il a ensuite attribué la rédaction à Dreyfus : cela relève désormais de l'histoire. Que Estherazy lui-même fut l'informateur de la Libre Parole cela est fiction de l'auteur. On peut reprocher à Christophe Donner de ne pas l'avoir signalé. Car il n'ignore pas que les historiens ne disposent d'aucune archive leur permettant de donner un nom au mystérieux informateur du journal de Drumont. Comme romancier, il comble des vides avec son imagination et ses préférences personnelles là où un historien avoue son ignorance. D'ailleurs, en d'autres points du récit, il signale clairement au lecteur ce qui relève de ses hypothèses.

On juge l’arbre à ses fruits et l’on ne devrait pas goûter deux fois un fruit empoisonné. Pour ce qui est des fruits de l’esprit, nous prenons difficilement conscience de la manière dont ceux-ci nous affectent : en flattant notre besoin fondamental d’identité, ils peuvent nous enfermer dans une identité figée. Dans un contexte de profondes transformations politiques et sociales, le sentiment d’appartenance identitaire se sent menacé en permanence. Cette fragilité va jusqu’à endormir notre capacité à sentir cette même fragilité chez ceux qui ne nous ressemblent pas. La communication de masse aura vite fait de transformer ce sentiment en panique lorsque pour exister la presse commence à désigner l’autre, celui qui n'est pas comme nous, comme hostile.

Les lois sur la presse et la liberté d'expression constituent l'un des socles de la Déclaration universelle des droits humains ; en France ces lois sont nées précisément au moment où commence le récit de Christophe Donner. Avec L'affaire Dreyfus un nouveau type d'acteur était entré dans l'histoire ; l'intellectuel. Cette figure s'incarna en la personne d'Émile Zola. La presse peut aujourd'hui, à juste titre, se glorifier avec la publication de son J'accuse d'avoir changé le cours de l'histoire. Mais quand le principal instrument de la haine des juifs était un journal à gros tirages dont le titre était "La libre parole", un regard critique sur la presse en tant qu'elle est une technologie de l'information s'impose. On l'aura compris, La France Goy de Christophe Donner nous met face à notre époque. Une époque pas très belle où Twitter est en train de prendre la place des rotatives, où, aux élections présidentielles, un journaliste a réussi (un temps) à voler la vedette aux héritiers politiques de Drumont et où nous assistons impuissants aux massacres de l'Ukraine.

 

 

Sécurité. Pour accéder au portail de votre bibliothèque, merci de confirmer que vous n'êtes pas un robot en cliquant ici.