Lumières aveugles de Benjamin Labatut
Ni vraiment roman, ni recueil de nouvelles, ce récit traduit de l’espagnol (Benjamin Labatut est chilien) a pour titre Un Verdor Terrible (épouvantable verdure) dans son édition originale. Les éditeurs anglo-saxon ont choisi d’intituler le tout avec le titre d’une partie ; When We Cease to Understand the World (Quand nous avons cessé de comprendre le monde). L’éditeur français donne à ce même ensemble le titre de Lumières aveugles. Il est souvent instructif de s’intéresser aux différents titres d’une œuvre dans les langues dans lesquelles elle a été traduite.
Le titre espagnol semble insister sur sa dimension écologique : mais celle-ci n’apparaît clairement que dans le texte le récit post-scriptum (Le jardiner de nuit) qui fait écho au premier texte (Bleu de Prusse) consacré à Fritz Haber, incarnation historique de la science à la fois bienfaisante et malfaisante. En effet, Fritz Haber fut à la foi l’inventeur des engrais chimiques qui ont révolutionné l’agriculture (invention nourricière) et l’inventeur des gaz de combats de la Première Guerre et du zyklon B de la Shoah (inventions mortifères).
Le titre anglais met l’accent sur la dimension métaphysique du livre de Benjamin Labatut : Quand nous avons cessée de comprendre le monde est le récit en sept tableaux de la naissance de physique quantique. Chaque partie de ce troisième récit est centrée sur un des physiciens fondateurs de cette physique de laquelle le prix Nobel Richard Feynman avait déclaré « Personne ne comprend la physique quantique ». Benjamin Labatut semble prendre la boutade Feynman à la lettre mais il y ajoute quelque chose : la physique quantique fonctionne, nous lui devons nos moyens de communications, l’électronique des semi-conducteurs lui doit tout, elle a façonné notre monde. Or personne comprend pourquoi ses équations fonctionnent si bien : Einstein n’acceptait pas cette théorie qu’il trouvait incomplète. Pour l’auteur (ou son narrateur) cette incompréhension est coupable lorsqu’on s’ingénie à transformer le monde : nous sommes devenus prisonniers des équations que nous avons créées.
Ce dernier récit fait aussi échos aux deux précédents. D’abord à La Singularité de Schwarzchild qui raconte comment Karl Schwarzchild inventa les mathématiques qui décrivent la physique des trous noirs dans le cadre de la Théorie de la Relativité générale ; cet objet mathématique qui s’appelle Singularité décrit la possibilité d’un effondrement infini de la matière sur elle-même. Mais dans le même mouvement, ce récit de Benjamin Labatut, souligne une analogie entre cet effondrement mathématique avec un effondrement de l’esprit humain sur lui-même. La personne de Karl Schwartzchild incarne cet effondrement psychique. C’est certainement la partie la plus troublante et une des idées les plus stimulantes de l’ouvrage. On la retrouve dans Le cœur dans le cœur qui retrace la vie du mathématicien Alexandre Grothendieck. Mais à l’opposé de tous les autres personnages historiques évoqués ici, Grothendieck aurait pris conscience du danger. Ceci expliquerait sa spectaculaire désertion du monde académique pour entrer dans la marginalité définitive d’une réclusion solitaire. Il renia ses travaux, a fui ses collègues et ses proches ne tolérant aucune présence humaine jusqu’à son décès en 2014.
Enfin, il y a dans le titre de français (Lumières aveugles) comme un écho à la critique contemporaine de l’esprit des Lumières. La philosophie et la science des Lumières ne sont plus créditées d’avoir sorti l’humanité des Ténèbres. Comme l’astrophysicien Karl Schwarzchild avec celle du soleil, la lumière peut rendre aveugle.
A l’exception de sa dernière partie (Le jardinier de nuit), Lumières aveugles pourrait relever de la fiction historique. De l’aveu de l’auteur, la quantité de fiction augmente à mesure que le récit avance : il déclare dans les Remerciements, que seul le premier récit (sur Fritz Haber) peut prétendre à l’exactitude historique (à l’exception d’un paragraphe). Dans la manière de traiter la psychologie les différentes personnalités des savants qui nous sont racontés, on n’est frappé par un trait commun qui les réunis : le caractère obsessionnel de la motivation qui les a conduits à leurs découvertes. Ce caractère obsessionnel est sans aucun doute un trait historique de leur psychologie. On le retrouve dans les biographies de références de tous ces savants. Mais Benjamin Labatut en fait la pierre angulaire de son propos : cette puissance de l’obsession scientifique, il l’assimile à l’effondrement psychique dont la Singularité (les trous noirs) constitue l’analogue physique. Qui plus est, cet effondrement psychique trouve un autre analogue dans un effondrement civilisationnel, dont les deux premières guerres mondiales ne furent peut-être que le préambule. Ce qui donne à cette fable philosophique une portée d’une troublante actualité.
Quelques biographies des certains personnages de ce livre :
Louis de Broglie
L'autobiographie de Werner Heisenberg
Niels Bohr
Alexander Grothendieck
Sur Fritz Haber, un chef-d'œuvre de la Bande Dessinée (quatre volumes)