Pour le pain : un manifeste pour une culture du pain.

Steven Kaplan a enseigné l'Histoire européenne à l'Université Cornell et dans plusieurs universités européennes. Cet américain francophile a dédié sa vie à l'histoire du pain français. Les français n'ont peut-être pas conscience de la singularité de leur pain ; croûte dure, mie blanche irrégulièrement alvéolée qui le distingue des pains produits au sein de la vaste civilisation du blé dans le monde occidental. Steven Kaplan est un esthète du pain français. Il ne s'est pas contenté d'avoir bâti tout au long de sa carrière universitaire une œuvre de référence sur l'histoire de la boulangerie française ; il publie avec le présent volume, Pour le pain, une défense et illustration de la culture du pain. Ce livre a valeur de manifeste.

 

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La consommation de pain en France n'a cessé de diminuer tout au long des dix-neuvième et vingtième siècles. Aujourd'hui les modes diététiques, et en particulier la vague du "sans gluten" ne font qu'amplifier ce désamour pour un aliment autrefois quasi-sacré : il n'est a pas si loin le temps où le père de famille traçait la croix sur le dos de la miche à la pointe du couteau avant l'entame. La révolution du pétrin mécanique après guerre ne constitue qu'un palier de cette diminution qui se confirme avec la banalisation d'un aliment en train de perdre son caractère sacré. Tout le travail de l'auteur en témoigne, le pain est un important marqueur culturel du monde français : cet aliment a structuré l'identité française, il a déclenché des émeutes, a été au cœur de la vie politique, idéologique, culturelle, sociale de la France. Or, surtout depuis l'avènement du pain blanc d'après-guerre ce n'est pas seulement le goût pour le pain qui s'étiole c'est le goût du pain qui perd sa saveur.baguette

 

A la fin des années 1940, alors que le pétrin mécanique conquiert les fournils en allégeant la pénibilité d'un métier particulièrement rude, la découverte fortuite d'un boulanger, due mauvais réglage de la puissance de son pétrin électrique, allait produire une véritable révolution dans tous les fournils de France : ce boulanger avait découvert avec son pétrin branché en surpuissance qu'un pétrissage mécanique accéléré produit un pain à la mie d'une blancheur éclatante. C'est la promesse de la démocratisation en masse du mythique pain blanc. Dans la France ruinée d'après guerre, le pain des riches va entrer dans les foyers populaires. Rapidement, ce pain devient la production standard de tous les artisans, relayé par la boulangerie industrielle qui produira des pâtons surgelés cuis dans des "terminaux cuissons" que les syndicats d'artisans vont vilipender durant les décennies suivantes. Mais le succès de ce pain à la mie blanche aux petites alvéoles régulières dont la baguette est devenue l'emblème à son revers : il se dessèche rapidement, se conserve mal et surtout, on prend conscience de sa fadeur. Il faut attendre la fin des années soixante-dix pour que quelques acteurs de la filière cherchent à réinventer le pain français. Ces acteurs sont très divers dans la filière (producteurs de blé, meuniers, boulangers) et dans leurs motivations (écologiques, diététiques, commerciales, épicuriennes) : tous déplorent un pain sans saveur et une baisse lente mais nette de la consommation. Vient alors le temps de la réhabilitation des pains dit de campagne, des pains au levain ; mie grises, grosses alvéoles, légère acidité et saveurs noisette. Mais la réinvention de ces pains à l'ancienne, vendus plus chers que la baguette standardisée, s'ils ont permis au français de redécouvrir les saveurs du pain n'a pas enrayé la chute de la consommation.

 

pain camp

 

C'est donc à la fois en francophile navré de voir la France négliger un aliment phare de sa culture et en gourmet amateur de bon pain que Steven Kaplan écrit ce livre qui est un manifeste pour le pain en même temps d'un document très fouillé. Il y détaille non seulement l'histoire du pain français mais il dresse aussi le bilan économique et social de tout un artisanat et une industrie. L'encyclopédisme de l'auteur dans son domaine donne le vertige ; il ne néglige aucun aspect de la boulangerie et peut en examiner toutes les tendances avec une compétence qui fait merveille grâce sa connaissance intime de la profession, du milieu et des acteurs  : il a passé un CAP de boulanger, à mené des enquêtes chez les artisans, les industriels de la boulangerie et de la meunerie, il est en rapport avec tous les syndicats professionnels du céréalier au boulanger ainsi qu'avec les organismes de formation de toutes la filière. Sa passion pour le pain ne l'aveugle pas la question de la maladie cœliaque et les intolérances au gluten. L'un des ses fils ayant la maladie de Crohn Steven Kaplan expose les enjeux autour du gluten dans toute leur complexité.

Pour Kaplan, la tradition boulangère française constitue un capital culturel. Mais de ce point de vue, le pain contrairement au vin, est un capital négligé. L'extrait suivant donne une idée de l'esprit et du style de l'auteur en espérant qu'il vous mette en appétit pour cette lecture qui est une œuvre pétrie d'érudition, poussée sous levain de la passion qui lui donne saveur et profondeur.

EXTRAIT :

Eucharistie gastronomique

Si le modèle évident est ici le vin, il faut s'en servir avec grande circonspection. Espèce supérieure dans l'eucharistie gastronomique, le vin a toujours été plus aristocratique, plus snob. Sa dégustation solennelle est un rituel parfois théâtral, une science esthétisée, un art doctement construit. Par rapport au sommelier ou à d'autres connaisseurs confirmés capables de déceler un bouquet d'animalité au premier contact avec certains bordeaux, un arôme de banane tempéré par certaines fleurs dans un beaujolais, ou une certaine nuance aromatique de truffe dans de vieux vins rouges de haute qualité, nous nous sentons, nous autres, organoleptiquement handicapés. Si la dégustation peut paraître, en parade, comme cérémonie excessive et prétentieuse, elle a l'énorme mérite de faire parler du vin, partout dans le monde, d'après une codification essentiellement française. Ce discours a un noyau cohérent et partagé, même si beaucoup de dégustateurs abrègent, simplifient et s'approprient certaines parties du protocole à leur convenance. Les professionnels de la filière vin, d'ailleurs, encouragent la démocratisation de la dégustation, décomplexant de plus en plus de consommateurs qui auraient pu être rebutés par son l'ésotérisme, sinon la préciosité, de certains aspects de la dégustation canonique de haut niveau. Si la superbe de certains œnophiles peut hérisser les panivores naturellement plus humbles, ces derniers ne devraient pas ignorer la libération des contraintes qu'une certaine vanité pourrait opérer. Tandis que les dégustateurs de pain, de disposition positiviste, attendent les consignes de la science avant de s'aventurer dans le champ sensoriel, les amateurs de vin n'hésitent pas affirmer, concernant les arômes par exemple, que "le nez est souvent un détecteur beaucoup plus sensible que les appareils de laboratoire, ce qui explique la primauté qu'occupe la dégustation en matière de vin".
Fondons donc notre système de dégustation sur un bon mélange d'humilité et de culot. Notre est autant de susciter une prise de conscience, voire d'éveiller une passion que de fournir un cadre utile d'évaluation. "Utile", en l'occurrence, signifie tout à la fois : accessible et relativement facile à manier ; suffisamment flexible pour se prêter à des appréciations assez simples ou franchement raffinées ; ancré dans la réalité quotidienne des observations et sensations (remontant de certains indices à des faits qu'ils rendent plus ou moins probables), mais sans s'interdire le droit à l'inférence spéculative, à la conjecture réfléchie, voire à la fantaisie.

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