Migrant Mother (Dorothea Lange)

Make Economics Great Again. Tel est le titre du premier chapitre introductif mais ce titre aurait valu pour l'ensemble de l'ouvrage si ce mot d'ordre qu'il reprend n'avait pas fait trop explicitement référence à une personnalité clivante : ce qui eut peut-être nuit à la réception universelle du message. Quoi qu'il en soit, cette défense et illustration de l'économie a été lancée sur le marché de l'édition grand public en tablant sur la notoriété nouvelle des auteurs, tous deux récipiendaires du Prix Nobel d'économie 2018. Ceux-ci s'en expliquent en ouverture ; ils comptent bien que cette notoriété mondiale les aide à propager quelques idées à leurs yeux essentielles ; la plus fondamentale étant une exhortation à ne pas désespérer de la science économique.

 

Économie utile pour des temps difficiles. Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo. éditions du Seuil, 2020.

 

Dans une note relative au titre de ce premier chapitre (Make Economics Great Again) les auteurs ont tenu à préciser que le mot economics en anglais désigne non pas l'économie du monde ou de tel ou tel pays mais cette discipline qui prétend d'étudier scientifiquement les échanges et le partage des ressources dont disposent les groupes humains.

La science économique n'est le plus souvent évoquée devant le public qu'à travers la politique. Les décideurs politiques s'en inspirent de façons diverses et plus ou moins nuancées pour guider ou justifier leurs décisions. Or l'appréciation des résultats de ces politiques n'a jamais pu, et sans doute ne pourra jamais s'établir de manière sereine. A l'approche de Noël, toutes les familles devraient savoir qu'il sera préférable d'éviter les discussions politiques autour de la dinde.

Pour dépassionner les débats, il est nécessaire d'introduire un peu de complexité dans les idées toujours simplistes qui enveniment les échanges verbaux (dans les discussions familiales) et maintiennent aussi bien souvent nombre de nos semblables dans une misère indigne.

Car Esther Duflo et Abhijit Banerjee sont de ces économistes qui ont mis le problème de la pauvreté au centre de leurs travaux. Ce n'est pas le cas de tous les économistes pour qui la lutte contre la pauvreté n'est qu'un aspect implicite de leur discipline ; il allait de soit pour un économiste comme Milton Friedman (qui inspira les politiques de Reagan et Thatcher) que ses travaux devaient résoudre d'une manière ou d'une autre le problème de la pauvreté. Alors en quoi l'approche Duflo/Banerjee (et de beaucoup d'autres connus des seuls cercles académiques) diffère-t-elle des autres approches ? Nous ne simplifions pas trop le propos en disant que les derniers se sont plutôt préoccupés d'observer comment les riches devenaient riches, les premiers quant-à-eux se sont attaché à comprendre pourquoi les pauvres restent pauvres. Plutôt que chercher les clefs de la réussite, ils étudient les obstacles à la réussite.

Une telle étude n'implique pas seulement la fréquentation des plus défavorisés (ce qui est cependant un minimum dont ce sont acquis les auteurs). Elle suppose aussi une évaluation concrète des politiques menées ainsi qu'une critique des concepts qui ont guidés ces politiques. Ainsi, le second chapitre s'attache réévaluer la phénomène migratoire et de ses conséquences les économies nationales. Le chapitre suivant analyse les politiques douanières et la question du libre échange. Le chapitre troisième étudie les différentes approches de la notion de choix économique dans l'histoire de la discipline. Le quatrième chapitre égrène les milliers d'études contradictoires sur la possibilité de maîtriser la croissance. Ensuite les auteurs abordent le réchauffement climatique et restituent les enjeux de l'économie carbone réglementée par le Protocole de Kyoto. Les deux chapitres suivants étudient pour l'un les conséquences de l'automatisation et pour l'autre la question de la légitimité de l'intervention étatique. Le dernier chapitre enfin analyse finement les deux modes d'intervention politique ; transferts sociaux (cash) et travail social (care).

Ce pavé de 450 pages ne vous livre pas la martingale de la politique économique qui résoudra tous les problèmes en effaçant la misère du monde. Son but est de montrer que la recherche économique est autre chose qu'une vaine spéculation abstraite éloignée des réalités. Sa façon de vous mettre face à la complexité ne vise pas à rendre vaine toute volonté d'agir. Par cet essai de vulgarisation exigeante, les auteurs nous rapportent de très nombreuses expériences menées par eux-mêmes ou par nombre de leurs collègues;  les unes décevantes, d'autres prometteuses, d'autres encore n'autorisent pas à conclure. En abîmant quelques vieilles certitudes (sur l'émigration, la croissance par exemple), ils libèrent l'esprit et nous livrent un contrepoison idéologique ; l'effort critique allié à l'esprit d'expérimentation. Ce n'est pas de trop en ces temps de grand discrédit des élites qui nous gouvernent.

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